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Article de Elisabeth Gardaz

” Dans la lente conquête de l’inconnu du jour, l’aube est bleue, douce et humide” Mahmoud Darwiche

    Il y eut d’abord un champ fleuri mêlé d’herbes sèches mais vivantes. Un bosquet sombre, à gauche, abri de fraîcheur et tâche obscure, disait pourtant autre chose que l’allégresse paisible des saisons. Du vert très visible déjà dévolu au mystère.

   Cette première toile a disparu. Le bosquet s’est agrandi, a gagné sur la droite toute la toile en une épaisse et incroyable haie d’arbres bordant d’inconnu l’inconnu. Car ce n’est pas une forêt, pas un rideau d’arbres, mais bel et bien une haie qui est là, dense, géante, solidement surgie au milieu de la toile comme pour mieux dire et protéger l’énigme de la peinture.

Cette deuxième toile est restée, à ma connaissance, sans nom. Peut-être a-t-elle été l’ultime frontière avant la déflagration de la douleur. Une entrée en matière. À la destruction répond l’écroulement, à la violence, la mort, l’évanouissement, l’errance ou l’enfoncement dans l’obscur.

Pendant tout un temps, les toiles d’Aomar Lekloum ont joué sur les houles furieuses des bleus les plus sombres. Un lumignon quelque part, une traînée de lune, préservait du naufrage. Demeurait, on le sentait, un emmêlement d’hébétude, de rage et d’impuissance : une douleur souterraine menaçant, lancinante, le monde de noirceur.Si peu, alors, bougeait. De respiration, à peine.

Fixité singulière d’une toile à la palette terne, aux couleurs presque sales, imprécises, et aux formes : inqualifiables. Mais sans rudesse. Il n’y a pas de rudesse dans ces cubes tordus, pas de rudesse dans ces ovales inclinés dont une extrémité s’étire et se courbe comme une virgule épuisée, il n’y a jamais de rudesse chez Aomar Lekloum. Les formes approximatives font plutôt penser à des êtres abandonnés, disjoints, laissés pour compte. Le seul geste du peintre est de les avoir pris l’un après l’autre, de les avoir rassemblés, presque maladroitement, côte à côte, et de leur donner un habit de fortune pour qu’ils n’apparaissent pas dans la nudité qui les déchire. Et rien n’empêche que ces êtres, sauvés du désastre, soient les maisons d’une ville. La toile que je viens d’évoquer s’appelle Bab El Oued. Les gris n’y sont pas gris, les bleus pas bleus, à peine pourrait-on les dire bleuâtres, la toile les unit sans les fondre dans une sorte d’en – deçà des couleurs qui dit la désolation.

Elles furent ainsi quelques-unes à rassembler l’insupportable et, finalement, à lui assigner une place. Et Aomar Lekloum les nomma : Mardi noir, Résistance, Ce que disent les dunes, Sortir du noir. Jusqu’au jour, précisément, où la toile prévalut, où sa surface devint un ordre. Les cubes s’allongèrent, s’agencèrent selon des lignes incertaines mais insistantes. L’horizontale dominait, construisant des empilements de roches, des murs d’enceintes, des villes inhabitées : Casbah bleue, À l’Est d’Alger. Suivirent les couleurs de l’été : La MatinaLa NottePassageTraverséeUne autre rive. Villes, paysages, voyages.

Sans le comprendre tout à fait, Aomar Lekloum découvrit qu’il était en train de devenir sujet de la Peinture. Novice au milieu des plus grands qui devenaient des aînés, lui faisant imperceptiblement signe. Déferlement de lectures. Et une nouvelle façon de regarder les œuvres : sous l’angle technique aussi : la pâte, le grain, les matériaux. Des peintres d’élection. En tête : Nicolas de Staël, mais tous, aussi bien, et, parmi eux, Cézanne et Klee, parce que l’œil et le cœur ont leurs affinités inexplicables.

Vint alors, dans la nuit, le tracé d’un tapis et, tachetées de lumières, des silhouettes amoureuses. L’obscur mettant à l’abri des secrets. Urbanité retrouvée. Unique toile. Pour l’unique reine. Avant l’éclipse.

Qui a vu les photos de Lekloum, des rives de la Méditerranée à celles de la Loire, des jardins de Cannes à ceux du Louvre, qui a en mémoire les séquences lumineuses de la lente visite du village natal de Mohamed Dib, avec ses rues, ses patios, la cour de l’école, retient son souffle : quelque chose du cinéaste est revenu.

De l’impalpable lumière des heures.

Au matin, le bleu est encore imprégné d’humidité et les formes s’en trouvent allégées. Et ne dites pas qu’elles s’estompent comme dans la brume, c’est le contraire, elles ont bu la brume et elles se déploient dans une lumière plus propre qu’à l’accoutumée, les particules de poussière que la chaleur va mettre en branle n’ont pas encore bougé, le matin est limpide, d’une fraîcheur oubliée.

Ailleurs, la gamme a tourné au vert : il est plus tard.

Et là, chevauchant un rudiment de cadre, à la fois dociles et rétifs, des bleus annoncent la fin du jour.

Lekloum a élu la lumière. Il ne la capte pas, dit-il, il la laisse se poser. Tout ensuite est travail de patience et d’impatience à la recherche du ton, de la texture, des vibrations voisines. Et l’éternelle alchimie : huile, acrylique, crayon, terre, cendre, selon des alliages voulus et imprévisibles.

Comme les matins peuvent se ressembler, les peintures actuelles de Lekloum se ressemblent. Cette parenté extrême attise le regard. Au temps vif de l’acclamation des couleurs succède un parcours au ralenti. Le regard croit scruter chaque toile, il flotte en réalité de l’une à l’autre, guidé par le battement imperceptible d’un autre regard.

Depuis un moment, il suit, entre les plages colorées, le dessin des interstices. Infimes failles, fractures, ou larges anfractuosités. Pour ainsi dire hors couleur.

Il y en a une qui insiste à peu près au même endroit sur deux toiles : presque au milieu. Elle est irrégulière et précise et, au plissement des yeux, ou si tu t’éloignes pour mieux voir, elle apparaît soudain comme l’axe de la composition et son habitacle secret. Une tache orange se répète, elle aussi, sur la droite, tournant délibérément le dos à l’entaille, toute à la clameur du jour.

Pour autant, entre les strates repérables, aucune tension : la lente et généreuse conquête de l’inconnu du jour.    

Elisabeth Gardaz                                                          Avril 2006  

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